dimanche 16 juillet 2017

Le confort

Il m’aura fallu plusieurs décennies pour comprendre, mieux, pour sentir à quel point le « capital confort » accumulé génération après génération détermine les choix, les opinions, les attitudes de ceux qui en bénéficient. Une caractéristique commune à tous : ils attribuent leur position sociale, leur pouvoir économique, leur potentiel culturel à leur seuls mérites personnels. Ils ont lu, et souvent approuvé Durkheim, Lévi-Strauss, et même Bourdieu, mais ils n’en ont rien tiré de profond ou de conséquent. Et cela est parfaitement normal : ils ne luttent pas, jamais !

Ils se laissent porter par le flot apaisé du fleuve tranquille, à sa surface brillante et scintillante, tels des bouts de bois morts. Et quand les berges se resserrent et que la vitesse du fluide augmente, ils se croient générateur de courant. Voilà le petit-bourgeois-profession-intellectuelle-CSP+-cadre-A-de-la-fonction-publique dans toute la splendeur de sa fatuité. Il pérore, jauge, juge, ânonne ses idées préfabriquées, sûr de son bon droit et de son bon goût, et regarde avec le même œil condescendant le populaire et le vulgaire. Sa supériorité naturelle lui autorise toutes les infamies, les rires sous-entendus, les sarcasmes violents, les sentences sans appel. Savez-vous qu’il appelle cela de « l’humour » ?

Pourtant, qu’a-t-il donc bien fait pour être aussi fier de lui ? Crée-t-il ?  Fabrique-t-il ? Prend-il des risques ? Bâtit-il ? Non, il produit du commentaire à la chaine, note ses subordonnés ou ses élèves, évalue et supervise ; il prétend en outre éveiller les consciences, alerter les citoyens sur les périls du consumérisme et du dérèglement climatique. Et qu’il vote écolo, Mélenchon ou Macron, il se fait un devoir de manger bio et de se réjouir de la circulation alternée en cas de pic de pollution à l’Ozone. Il n’a ni la superbe indifférence du grand bourgeois plus fataliste que cynique, ni la beauté du poète maudit farfouillant ses poches creuses dans l’espoir d’y pêcher un sou pour son absinthe ; tous deux âmes bohèmes et légères, libérées des contingences…

Les combats du monde ont une esthétique particulière pour lui ; ils alimentent son imaginaire, et deviennent parfois de belles photos, de beaux récits. Le plus souvent, ce n’est que plagiat et redite. Peu importe, pourvu qu’il se distingue, que sa création lui confère ce petit surcroit d’humanité, de sensibilité. Ah, qu’il est bon de penser la condition humaine enfoncé dans son fauteuil-club, de beaux et lourds rayonnages d’intelligence pure en guise de totem protecteur, un whisky à la main, un Cobiha® qui fume sur l’accoudoir (chut, c’est un secret !), un disque de free-jazz pour parfaire cette plénitude qu’offre l’existence à ceux qui savent apprécier les bonnes choses.

Ainsi, tous autant qu’ils sont, ils passent du cocon familial au giron de Marianne, toujours généreuse avec ses serviteurs. Ils biberonnent à la mamelle de l’Etat, ont parfois le hoquet ou des haut-le-cœur, il leur arrive même d’avoir une petite colère, mais une maternelle tape dans le dos suffit, et tout rentre vite dans l’ordre. En vérité, ils constituent la plus grande force conservatrice de la société. Inertie, immobilisme, ils sont la négation de la vie, qui bruisse, bouillonne, là, juste en bas sur le trottoir d’en face. Ecoute, rapproche ton oreille camarade petit-bourgeois fils-à-papa, tu entends ? C’est un tumulte perpétuel, la lutte pour la vie. Ça ne change pas, depuis des siècles c’est pareil, les mains dans le cambouis, dans ta merde, tu comprends enfin ? Ton confort c’est le labeur des femmes et des hommes qui ne sont rien, qui fabriquent tes bagnoles, tes PC et tes Smartphones, qui édifient tes facs, tes hôpitaux et tes belles baraques, qui pensent, inventent et assemblent tes gros avions qui te permettent de passer de bonnes vacances à New York ou aux Seychelles. Ton doux et agréable confort, c’est tous ces ploucs qui protègent tes sales gosses, réparent ton électroménager, repeignent tes volets et montent le mur de clôture de ta villa à l’Ile de Ré. C’est toute l’armée des chauffeurs, livreurs, éboueurs, plongeurs, porteurs, coiffeurs, et autres auto-entrepreneurs qui n’ont de salaire à la fin du mois que s’ils ne tombent pas malade. Une grippe pour eux, c’est la ruine ! Tu sais, tous ces pauv’ gens que tu prétends défendre avec tes soi-disant convictions de gôche, et que tu méprises pour leurs goûts de chiotte, leurs intérieurs qui suintent le But® ou le Conforama®. Ces cons qui aiment Céline Dion et qui n’ont pas un seul bouquin chez eux, à part peut-être le dernier Musso sur la table basse du salon…

Tu ne luttes pas, jamais. Tu fais semblant, parfois, en engueulant ton fils ou en rabrouant ton banquier.

Contrairement au Léopard, tu n’es pas en voie d’extinction, et c’est bien dommage !

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