Taoufik travaille tôt ce matin. Comme tous
les matins. Le réveil à 5h00, le petit déjeuner à 5h13 après une petite
toilette, et une fois sa troisième biscotte au beurre et à la confiture avalée,
il embrasse sa femme qui dort encore (elle revient tard de ses derniers ménages
dans les bureaux de la Plaine Saint Denis), et surtout il n’oublie pas de faire
un câlin à ses deux enfants adorés, Hannane et Ibrahim. A 5h31, il est en bas
de son immeuble et il ne lui reste plus que six minutes de marche pour attraper
le RER station Bondy. Il aime ce court moment de calme, quand le jour apparaît
dans une lueur violacée, et que de très rares voitures passent dans les rues
désertes. Il pense à cet après-midi. Il sait que pour une fois, il ne va pas
rentrer tout de suite comme il le fait d’habitude. A la radio, ils viennent de
dire que la journée sera particulièrement belle et douce pour la saison, mais
que ça ne va pas durer. Dès demain, le mauvais temps revient par l’Atlantique,
une grosse dépression qui va s’accompagner de fortes pluies et d’une baisse
significative des températures. Après son travail, il ira se reposer sur les
quais de Seine, sous les Tuileries. Il se sent bien là-bas, au milieu des
parisiens, des touristes. Il y a des jeunes qui s’amusent, s’embrassent,
boivent un coup. Il s’assoupit au rythme du ta-ga-dac du train, et l’arrivée en
gare de Saint Lazare le tire de sa rêverie. Le soleil qui ne rase encore que
les toits réchauffe déjà l’atmosphère. Cela lui donne bon moral, meilleur que
ces dernières semaines pluvieuses pendant lesquelles il pensait régulièrement à
son village natal, à sa vieille mère fatiguée. Sa hantise, c’est de ne pas être
présent à ses côtés le jour où elle partira pour toujours. Il entre en
chantonnant dans la brasserie, et les heures passent assez vite. En six mois, il
a pris ses marques, et la routine qui automatise les gestes s’est installée. Il
est bien ici. Du moment qu’il est à l’heure et qu’il ne s’arrête pas une
seconde, Gérard, son patron, le laisse tranquille. Et qu’il soit sans papiers
ne le lui pose pas de problème. Au contraire, ça l’arrange : il le paye
« au black » et passe ainsi une partie du liquide qui de toute façon
l’encombre plus qu’autre chose. Parfois, il est même sympathique et lui donne
un billet en plus, pour les enfants. Il lui dit aussi que c’est de l’argent
qu’il pourra envoyer au bled. Ce qu’il fait, bien entendu. 500 Frs par mois. Il
essuie les verres qui sortent brulant de la machine et les range dans les
casiers destinés à cet effet. Un coup de balai et une serpillère sonnent la fin
de ses sept heures quotidiennes de boulot. En débarquant sur le trottoir, il
est ébloui par la lumière presque blanche, et il lui faut quelques secondes
pour adapter sa vue, lui qui passe toute la matinée dans une sombre cuisine
éclairée que par un pâle néon. La ville est assez calme, et il traverse le
jardin qui borde le Louvre sans rencontrer beaucoup de monde. Il s’assoit sur
un banc, face au soleil printanier qui lui détend les muscles et lui caresse la
peau. Il n’ose toutefois pas s’allonger car il a trop peur de ressembler à un
mendiant. C’est à peine s’il s’accorde le droit de laisser sa tête s’incliner
un peu en arrière, si peu. En fermant les yeux, il entend un brouhaha soudain
qui vient de la rue au-dessus, des voix fortes qui crient, chantent, il ne sait
pas trop. Il s’endort.
Le coup qu’il reçoit sur l’épaule droite le
réveille brusquement.
- Sale pédé de bougnoule !
- Il cherche une queue à sucer cet
enculé !
Il voit trois jeunes, habillés de bombers
noirs, le crâne rasé. Ils l’insultent, le menacent de leurs poings dirigés vers
son visage. Il n’a pas le temps de comprendre, ni de prononcer un seul mot pour
protester, pour leur dire de le laisser tranquille, qu’il ne fait de mal à
personne, qu’il a une femme et des enfants…
- Putain, bazarde-le à la flotte cette merde
de bicot !
Sébastien le prend par le col de sa veste,
le soulève, lui crache dessus, les deux autres gueulent : « fout-le à
l’eau, allez, jette-le ! ». Alors il le propulse avec rage dans les
airs et ricane avec ses sacrés bons acolytes. C’est pas des petites fiottes
eux. Voilà ce qu’il faut faire avec les crouilles. Dans la demi-seconde qui
s‘en suit, Taoufik se dit que ce n’est pas vrai, que c’est un cauchemar, qu’il
ne va pas mourir comme ça, pour rien, dans les eaux froides et tumultueuses de
la Seine. Le choc avec le fleuve est brutal, et le poids de ses vêtements l’entraine
immédiatement vers le fond. Il voit Malika, sa femme, Hannane et Ibrahim, et le
doux sourire de Ouafa, sa tendre maman. Il ouvre grand la bouche pour hurler
son désespoir, quand la douleur si vive de l’étouffement lui percute la
poitrine. Et puis il ne la ressent plus…
Jeanne, enfermée dans sa gangue d’or, reste
figée, martiale. C’est une guerrière, et elle ne verse pas une larme.
Marianne est émue, elle. Mais elle ne reconnaît
pas en Taoufik son fils. Elle ne le pleure pas non plus.
(Cette courte nouvelle m’a été inspirée par
le meurtre odieux, absurde et lâche de Brahim Bouarram perpétré par trois
sinistres individus le 1ier mai 1995 pendant le défilé du FN
« honorant » Jeanne d’Arc)