lundi 27 février 2017

Michou

Je ne parle pas de ceux qui en toute conscience, dans le tréfonds de leur esprit et irrémédiablement, pensent que certains êtres humains, du fait de leur couleur, de leur religion, de leur culture, du lieu de leur naissance, sont « naturellement » supérieurs ou inférieurs à d’autres, je ne parle pas de ces mêmes qui attendent avec une impatience fébrile l’instauration d’un régime autoritaire qui à grand coups de bottes et d’arbitraire ferait régner « l’ordre » et réduirait au silence tous les déviants, les indésirables, les métèques… Non, à quoi bon parler de ces individus qu’il faudra tôt au tard affronter !

Je parle des autres, enfin, plutôt je parle de ceux qui parlent des autres et qui les condamnent définitivement à l’indignité, du haut de leur superbe et confortablement installés dans leur douillet intérieur bourgeois, et cela au nom d’une prétendue morale suprême qui pourrait se résumer ainsi : « mais enfin, Michou, c’est mal d’être raciste ! ». En effet, c’est « mal », mais c’est un peu court aussi. D’autant que ces parangons de vertu civique pétris du bel humanisme des Lumières sont, à bien y regarder de près, englués dans leurs turpides, dominés par l’appât du gain et du pouvoir, et s’ils ne le disent pas avec la naïveté déconcertante de Michou, ils continuent de croire (le préjugé est très tenace) que la démocratie occidentale est l’achèvement de l’intelligence humaine sur terre, et que quelques sushis frelatés devant un bon film en VOD est un mode de vie autrement plus évolué que celui des papous de Nouvelle Guinée. Ils manient à l’occasion l’humour, la dérision, et rient bruyamment des stupidités sans noms que tous ces gogos, ces beaufs, ces péquenots sont capables d’ingurgiter et de croire, ils se gaussent en privé et en société de la facilité avec laquelle cette masse débile se laisse manipuler et embobiner par un présentateur du JT et une agitée du populisme… Qu’ils sont cons ces pauvres tout de même !

A ceux-là, j’ai envie de dire qu’ils ne valent pas mieux que ceux-ci.

samedi 25 février 2017

Histoire de l'euil

Aujourd’hui, c’est pas comme d’habitude. Flore est dans ma classe, à côté de ma maîtresse. Elle est pas toute seule, il y a trois autres camarades avec elle. Ma maîtresse dit que le maître des grands est absent, et que tous ses élèves sont répartis dans les autres classes pour la journée, et que nous on va travailler comme tous les jours, que ça change rien.

Flore dans ma classe, pour moi ça change tout, c’est grave !

Bon, c’est vrai, j’aime pas l’école et elle elle adore. Elle lit des gros livres, sans images, et moi j’arrive à peine à écrire mon prénom. Et encore, c’est moche. Elle dit souvent que je suis sans doute un peu débile, ce qui met Maman très en colère. Alors Flore dit qu’en plus je suis le chouchou. Chouchou va !

Là, elle me sourit, elle à l’air d’être contente. Je me sens quand même pas très à l’aise…

Ce matin, on va chercher des mots qui finissent par « euil » dit la maîtresse. Elle nous laisse quelques minutes pour réfléchir et après elle va nous interroger à tour de rôle.

Oh là là, faut absolument que je trouve un mot. Sinon, Flore va encore dire que je suis débile. Un mot, un mot… Pffff… Allez, un mot… Ah, ça y est, j’en ai un, super !

Victor ? Chevreuil. Bien Victor.

Vanessa ? Feuille. Oui, feuille, c’est bien.

Isabelle ? Euh, portefeuille. Oui, portefeuille.

Un autre ? A toi Christophe. Chèvrefeuille. Très bien Christophe, parfait.

Mon mot, faut pas que je le perde. Et puis faut surtout pas que quelqu’un le dise ! Je me tords les mains, je souffle, je m’agite, j’ai envie de hurler mon mot. Celui-là, il va tous les épater !

Christelle, as-tu un mot ? Oui maîtresse, cercueil. En effet, c’est très bien, merci Christelle.

Et toi Guilhem, quel est ton mot ?

Je tiens plus, je suis presque comme étouffé, je respire plus…

Ouf, allez, j’y vais.

CHENILLE maîtresse !

Quand j’ai vu la tête de Flore, j’ai compris que je venais de dire une bêtise, mais laquelle ? Pourtant, chenille, c’est génial, et personne n’y a pensé avant moi…

samedi 18 février 2017

Je lui dirai les nuits bleues

Cet été, il fait terriblement chaud.

Chaque nuit, on est obligé de laisser les portes-fenêtres ouvertes, mais aucun air ne passe. La mer ressemble à un grand lac noir qui fait des éclats brillants quand la lune est dans le ciel. C’est calme, et j’aime bien me poster sur la terrasse, et regarder le feu clignotant du phare des Sanguinaires. Et sentir la chaleur sur mes bras, sur ma nuque, c’est une sensation étrange et agréable qui fait que je pense à rien…

Maman me douche deux ou trois fois, et je sèche tout de suite ! Alors, je reste en slip sur mon lit, et je m’endors tout gluant de la transpiration qui revient.

La journée, c’est simple. J’attends avec Flore et Séverin que la chaleur diminue un peu. Je m’ennuie tranquillement, je joue, mais comme j’ai pas grand chose pour jouer, je sors et je vais me balader dans la colline au dessus de l’immeuble. Dans le maquis, je fais des formes avec des brindilles sur le sol en poussière, j’observe les fourmis qui ne s’arrêtent jamais. Des fois, j’en écrase quelque unes, mais elles continuent leur chemin. C’est étonnant ça. Mes veines des mains sont énormes, et je les touche, les fais rouler, et à ce moment Maman appelle. C’est l’heure de la plage. Allez hop, on embarque tous dans la Lada. Aïe, la vache, à chaque fois c’est pareil, j’ai les cuisses qui brulent sur la banquette. Etale ta serviette ! Ah oui, c’est vrai, j’oublie tout le temps. Enfin, on sent que ça brule quand même. Je préfère quand on va à Barbicaja, mais maman dit l’Ariadne parce qu’il y a plus de place. Je cherche si Nathalie, Sophie, ou Gaëlle sont là… C’est surtout Nathalie qui m’intéresse, et je la vois parfois, vers le Neptune, mais j’ose pas aller lui dire bonjour. Tant pis, je mets mon masque et je vais à mon rocher. Je flotte, la tête dans l’eau, je me laisse bercer, c’est génial parce qu’il y a des oursins et des tomates de mer. Là, faut faire très gaffe. J’en ai jamais touché mais on dit que c’est super dangereux. Tiens, un poulpe. Bon, j’ai faim. Je mange mes Edition Spéciale qui sont tout mous dans mes doigts mouillés et qui sont salés dans ma bouche. Là-bas, je suis sûr que c’est Nathalie. A la rentrée, on va se retrouver en CM2.

Le soir arrive, et je regarde les étoiles. Qu’est-ce qu’elles scintillent, y en a plein partout, c’est incroyable. Oh, une étoile filante !

Boum !

Et boum !

Je l’ai bien entendu celui-là.

Maman vient me voir. Elle me dit de rentrer dans la chambre. Ne t’inquiète pas, ça doit être une nuit bleue. Je m’inquiète pas, c’est beau une nuit bleue.

Il fait chaud tout le temps, ça s’arrête jamais.

J’ai l’impression que l’été va toujours durer. J’adore cette idée. Le soleil qui chauffe le corps, et après les nuits où j’écoute les insectes qui font ksi ksi. Et puis d’habitude, j’ai pas le droit de me lever, mais là je peux aller boire, et même un peu parler à Maman.

Un gros gros boum me fait sursauter !

Papa et Maman sont debout, juste en culotte pour Maman, et Papa est tout nu. C’est chez nous ils disent. Où est la porte demande Maman ? On a plus de porte, elle est tombée, et celle des voisins en face est tombée aussi. Tous les gens de l’immeuble sont réveillés. C’est le monsieur et la dame du troisième étage qui ont eu le pain de plastic. Lui, il travaille à EDF d’après Papa. Ah, bon…

Pain de plastic, ça, c’est mystérieux. J’essaye d’imaginer, mais j’ai du mal. Une baguette en plastique. Et pourquoi ça fait exploser les portes ? Faut avouer, c’est compliqué.

Maman a fait des glaçons avec de l’eau et du sirop dans son bac Tupperware. J’adore ! Après, je me promène dehors et je cherche des passages secrets, ou un trésor au milieu des racines. Dans mon idée, il doit bien y en avoir un quelque part. Le soir, en revenant de la plage, Maman et Papa nous parlent tous les deux. Ils sont sérieux car ils disent qu’on doit bien écouter. Alors voilà, on est des continentaux, et ça peut nous arriver aussi le pain de plastic. Papa explique qu’en travaillant à la DDE, et en plus en faisant son machin sur les POS, et ben ça peut vraiment nous arriver. Mais nous, on est pas des cons de droite, on est pour la langue corse, on chante libertà, et puis merde (il hurle un peu), merde, je suis franc-maçon, et tu sais très bien (là, il parle à Maman) que dans la loge, on discute avec les nationalistes, alors ils vont pas nous emmerder, quoi, avec leurs conneries !

Encore un nouveau truc. Franc-maçon. C’est pas aussi joli que nuit bleue, mais c’est bizarre comme le pain en plastique. Surtout que Maman a toujours dit que papa était fonctionnaire, et pas maçon.

Bon, avec toutes leurs histoires c’est moins rigolo. Maman, ce matin, elle est fatiguée. Elle me dit qu’elle a peur quand elle passe devant la porte après 22 heures. Et Papa, quand il rentre du travail, il est silencieux, ou il s’énerve. Il montre à Maman un papier. C’est des gens de l’immeuble qui l’ont reçu. Celui de l’EDF. Et un autre aussi. C’est marqué qu’il n’y aura plus d’avertissement, et que maintenant ça sera l’élimination physique ! C’est Papa qui lit, et il a une drôle de tête. On va peut-être déménager finalement. Je regarde et je vois quatre grosses lettre noires en bas : FLNC. C’est quoi FLNC ? C’est comme en Algérie, mais ils ont rajouté un C.

Ca m’avance pas beaucoup. Mais partir, ça m’inquiète un peu. On va aller où. C’est vrai, ils disent tout le temps que c’est le plus bel endroit au monde, moi je suis d’accord, et il va falloir partir ! Pfff… C’est trop injuste.

Aujourd’hui, on va chez des amis qui habitent de l’autre côté du golfe, ils ont une fille, Vannina, que j’aime beaucoup. Elle est très bronzée, et elle a les cheveux blonds, c’est beau. Et elle habite dans une maison avec un grand jardin en pente plein d’arbres. La nuit on retourne à la maison. Sur la route, juste en arrivant sous le Chypre, il y a un barrage de police. Je les vois pas bien les policiers, j’ai mal aux yeux avec leurs lumières. Ils parlent en étant méchants je trouve. Ils ont des mitraillettes, ça j’en suis sûr.

Boum… Boum…

BOOUUMMMM !!!

Ca sent une drôle d’odeur. En fait, ça pu. C’est le plastic dit Papa. J’entends Séverin, il pleure mais maman est avec lui. Enfin je pense, parce que je la vois pas. Avec Papa et Flore, on va à la porte, et on trouve des bouts de bois partout. Y a de la fumée dans toute la cage d’escaliers. Je respire mal, et Maman arrive et dit viens avec moi sur la terrasse. C’est marrant, on dirait que tous les gens de la résidence sont sur leur terrasse. Je les entends parler, et les sirènes sont de plus en plus fortes. Personne ne dort avec tout ce bazar.

Ce matin, à la radio ils disent que ça été une très grosse nuit bleue, la plus belle de l’été.

Je croyais que c’était arrivé chez nous, et bien non. Maman m’amène chez les voisins juste au dessus, au huitième. C’est carrément impressionnant. Tout l’appartement est pulvérisé ! La voisine dit madame B., regardez, les morceaux de porte ont traversé les murs, là, et là. Et dans la chambre de Valérie, à dix centimètres de son lit ! Vous vous rendez compte, c’est un miracle, un miracle je vous dis !

En tout cas, Papa avait raison, on a rien eu du tout nous, à part les portes en miettes à cause des autres, et maintenant je suis en CM2, et il fait toujours aussi chaud, pour l’instant.

Maman rit, et ça me fait vraiment plaisir, car depuis que Papa est parti et qu’on habite à Nancy, ça lui arrive pas souvent. Je la vois plutôt pleurer, même si elle essaye de se cacher. Là, elle se marre et elle me montre un courrier que la Poste à fait suivre depuis Ajaccio. Elle me dit : regarde, on a reçu notre premier courrier du FLNC, à notre nom ! Dedans, ils disent que comme on est des continentaux, on a pas le droit de voter aux élections régionales. Je suis pas certain de bien comprendre, mais je suis heureux de rire avec elle.

L.S.D.


Là-bas
La petite maison
Sale
Au bord du
Canal
Sombre veine
Dans
La ville froide
J’y ai goûté
Le
Syndrome
Dépressif

jeudi 16 février 2017

Rayon de lumière


  Rayon de lumière sur
  Un éclat de poussière
  D’étoile et puis le noir

vendredi 10 février 2017

En 2017


En 2009, j’ai vu la jeunesse iranienne se soulever, et je l’ai admirée. j’ai assisté en direct au meurtre de Neda, une balle en plein dans son cœur palpitant d’espoir et de liberté. J’ai vu le sang couler, sortir de sa bouche et de son nez, et j’ai vu son regard se vider… J’ai été choqué bien sûr, et puis j’ai continué à bouffer et à bosser…


En 2011, j’ai vu un monde entier se révolter ! Arpenter les rues, défier les tyrans, joyeusement et sans violente. Une foule que rien ne pouvait arrêter… A part les balles qu’elle a pris de toute part. Derrière mon écran, j’ai vu des femmes, des hommes, des enfants crever, résister, fuir, se noyer près de chez moi… J’ai été bouleversé bien entendu, et j’ai continué à mettre de l’essence dans ma voiture, bien content que malgré tout ce merdier, son prix n’ait pas flambé.

En 2017, s’il me reste un peu de dignité, je ne vais surtout pas les écouter, et cesser d’être un esclave consentant, branché au cordon ombilical de l’infernale machine. Ma sœur, mon frère, quelles que soient les armes, il faudra bien que je me batte aussi, si cet autre monde dont je parle souvent, je le veux vraiment !

Mai 1981


C'est un souvenir de joie, d'amusement, de rires partagés.
 
Nous sommes à Toulon, début mai 1981, et mes parents, comme des millions d'autres personnes sont fébriles, ils ont envie d'y croire ! 
Dans les rues, à proximité des écoles et des établissements publics, il y a les fameux panneaux électoraux où ne figurent plus que deux visages. 
Ma soeur et moi sommes alors gentiment (et non sans une certaine malice) invités à déchirer les portraits de "tête d'oeuf" encore appelé "bouche en cul de poule". 
Nous nous exécutons immédiatement, trop contents de vandaliser avec l'aval parental des affiches électorales. Pendant ce temps, mon petit frère scandait à tue-tête : "Giscard caca" ! Tout un poème, quoi !
 Des passants sont furieux, d'autres insultent mes parents, trouvent cela absolument inadmissible, intolérable, dangereux, j'en passe et des meilleurs. Mais personne n'ose faire plus que protester avec vigueur face à un tel scandale ! Et nous, on rigole encore plus fort, presque frénétiquement. On court d'une affiche à l'autre, ne laissant après notre passage que quelques lambeaux lamentables…

Essoufflés, mais heureux, nous sommes tous rentrés sains et saufs à l'appartement qui donnait sur l'arsenal, des relents de rires accrochés à nos lèvres innocentes.
 
On connait la suite...

J'ai bien essayé

J’ai bien essayé

De croire

Vos histoires

Vous m’avez

Présenté

Vos dieux

Gourous

Héros

Drapeaux

Vos combats

Justes

De votre point

De vue

Vous me dites

Que vos idiomes

Vous distinguent

Des autres

Qui me disent

La même

Chose

Pour vous être

Agréable

J’ai cherché

Mes racines

Et n’ai trouvé

Que des pieds

Usés

D’avoir trop

Marché

Ne vous donnez

Plus

La peine

De me convertir

Mon âme
 est
Bohémienne

La chute des aigles


La chute des aigles
M’intrigue
Ils tournoient
Bêtes et malades
Et tombent
Ils ont 
Déserté le ciel 
Profond
Des hauts plateaux
Himalayens
Quelques nuages
Persistent bien
Dans l’air désormais 
Vide
Et les steppes
Ne sont-elles pas
Devenues
Stérile poussière
Quand une belle herbe
Verte
Y poussait
Hier encore
Mon cheval aussi 
M'inquiète
fourbu il n’avance
Plus

mardi 7 février 2017

Claude & Bernard

Chez Claude et Bernard, tout le monde se vouvoie. Claude vouvoie Bernard, et Bernard vouvoie Claude, c’est comme ça. Jérôme, Mathieu et Jeanne vouvoient aussi Claude et Bernard, leurs parents. C’est une sorte de règle très importante pour eux.

Il va falloir faire pareil m’a dit Maman. D’accord, mais pourquoi passer Noël chez Claude et Bernard ? Et puis tout seul, sans ma sœur ou mon frère. Maman me dit qu’elle a besoin de se reposer : tu comprends, depuis que ton père est parti, c’est très dur, j’ai personne pour m’aider, dans une ville que je ne connais pas ! Si encore il nous avait laissé à Ajaccio, au moins on avait nos amis, mais là, à Nancy… 
En fait, Flore va dans l’autre famille en Alsace, et Séverin reste avec elle, et moi, et bien je vais à Paris. D’après elle, c’est quand même une chance, ils ont un grand appartement en plein Paris qui est bien mieux que le petit F2 de tante Suzanne à Boulogne-Billancourt. Elle m’append que c’est ce qu’on appelle un immeuble haussmannien, et que c’est beau, que je vais y être bien. Elle ajoute que c’est à côté du Quartier Latin et du jardin du Luxembourg, et ça, je crois que c’est important pour elle.
Pourquoi on les connait pas alors Claude et Bernard, et tous nos cousins germains ? C’est bizarre. C’est pas bizarre pour elle, c’est à cause de la jalousie de mon père. Il ne voit plus son frère depuis 20 ans parce qu’il ne lui pardonne pas d’avoir mieux réussi. Bernard à fait l’ENA, il travaille à la Cours des Comptes, il est très très catholique, il a d’ailleurs été consul au Vatican, il est même limite intégriste car il est ami avec des gens d’une église pas loin de chez eux, un bastion réactionnaire d’après maman. Pour couronner le tout, il est super chiraquien. Bernard a été son directeur de cabinet à la Mairie de Paris. Bref, il a beaucoup de défauts, ça même Maman est d’accord, mais d’après elle, c’est pas ce qui titille mon père. Ce qui le préoccupe depuis toujours, c’est l’ENA ! C’est dur à digérer il paraît… Tu sais, ton père a seulement été étudiant en droit, et ils n’ont qu’un an d’écart.

Bon, me voilà chez mon oncle et ma tante. Ils ont l’air assez sévères. Pas très drôle, je le sens vite. Ils sont peut-être un peu gênés aussi, ils ne me connaissent pas après tout. Mes cousins sont plus cools, ils essayent de me mettre à l’aise. Enfin, surtout les deux grands. Jeanne, on dirait qu’elle a mon âge, mais elle reste à distance. Elle me parle pas.
L’appartement, c’est certain, il est grand. Y a beaucoup de pièces partout, un long couloir, c’est clair, blanc, et le sol est en parquet, sauf dans la cuisine. La cuisine elle est vieille et moche, comme chez nous. Oui, elle est vieille me dit Mathieu, mais regarde, il y a un passage secret. Il ouvre une porte, et là, il y a un autre escalier que celui que j’ai pris tout à l’heure en arrivant. C’est l’escalier de service, c’est pour la bonne. Et nous, on peut monter jusque dans les mansardes, c’est notre repaire quand les parents nous punissent. Il est étroit cet escalier, et les petites lucarnes ne font renter qu’une faible lumière, mais j’aime bien l’idée qu’on puisse sortir et se réfugier quelque part sans être vu.
Sur les murs, je regarde les tableaux et les gravures. Il y en a de très belles de Paris il y a très longtemps. C’est des vieux papiers dessinés à la main avec des détails extraordinaires. Quand même, je tourne un peu en rond. Comme je m’ennuie, Jérôme me montre sa chambre pleine de BD ! Ca, c’est génial. Je peux les lire si je les abime pas. Gaston, Spirou, Yoko Tsuno, Michel Vaillant… En plus, personne ne m’embête.

J’ai presque oublié que c’est le réveillon ce soir. Mon oncle me dit que nous allons dans la famille de Claude, qu’il y aura du monde, mais que je ne m’inquiète pas, mes cousins sont avec moi. Il me demande si je veux aller à la messe de minuit. Mais, je ne suis jamais allé à la messe ! Ca te ferait peut-être du bien alors. Moi, je n’ai pas très envie.
Quand on arrive dans l’appartement pour la fête, il y a surtout des gens âgés. Je ne vois pas d’enfants, je suis un peu déçu. Jérôme et Mathieu ne veulent pas aller à la messe, et ils préfèrent s’amuser. Ils font un truc que j’ai jamais vu : ils mettent des Efferalgan dans du coca mélangé à du Whisky. Ils rigolent en disant qu’ils font bientôt se sentir partir. Et avec des filles comme eux, ils partent pour de vrai. Et je me retrouve sacrément paumé. Je vais de table en table, on me caresse parfois les cheveux, et le temps me parait long. J’aimerais bien rentrer chez Claude et Bernard lire des BD. Les grandes personnes parlent de plus en plus fort, et une dame un peu massive avec une très grosse tête parle encore plus fort que les autres. A un moment, on n’entend plus qu’elle. Sans que je comprenne pourquoi, elle se met à dire des trucs sur les étrangers, les pauvres qui sont sales et qui n’ont que ce qu’ils méritent. Bien fait pour eux ! Et tous ces arabes, ils nous font chier ces arabes, saloperie de bougnoules ! Et tout le monde se marre bien. Elle fait le spectacle, et franchement, moi, elle me dégoute cette matrone immonde. Je le sens, elle me donne mal au crâne, et j’ai le ventre qui se retourne. J’ai envie qu’elle arrête, qu’elle se taise. Un petit monsieur barbu que je n’avais pas remarqué me propose d’aller dans la cuisine, au calme. Il sait que sa femme est bête et méchante. Il n’y a rien à faire contre ça. Il ne faut pas l’écouter. Tu veux du Champagne ? J’aime. Je bois plusieurs coupes et je me sens un peu mieux. Le monsieur me dit que la connerie est un fléau, et qu’on en viendra jamais à bout. Jamais, tu entends !? Tant qu’il y aura des Hommes sur terre, il y aura des cons, et des connes, comme ma femme !
J’ai du m’endormir, je ne me souviens plus bien après. Juste que j’ai échappé à la messe.

Aujourd’hui, c’est Noël.
Noël, c’est la venue du Seigneur, Jésus qui a souffert pour nous et qui est mort sur la croix pour me sauver. C’est tout sauf une fête matérialiste comme le pense tes parents. Donc, tu n’as pas de cadeau. Il faut que tu comprennes le symbole biblique et que tu t’élèves au-dessus de toute cette corruption de l’argent et des objets. Pas de cadeau, c’est dur… Pourtant, avec Maman et Papa, je sais que c’est pas le matériel qui compte le plus, mais bon, un petit truc, j’aurais trouvé ça gentil. Je suis un peu triste. Je sais pas si c’est pareil pour mes cousins. Ils me le disent pas.
Heureusement, il y a les BD. Et de la chambre de Jérôme, je n’entends plus trop les exercices de Jeanne au violon. Dans le couloir, c’est affreux le son que ça fait !

On part pour Rambouillet, quelques jours à la campagne. Rambouillet, tu verras, c’est très chic m’avait prévenu Maman. Je trouve pas ça très chic, c’est juste la campagne. Dans la maison, tout est vieux et sans intérêt. Mais je n’ai pas encore vu la mezzanine. Oh, le rêve, des Lego partout. Je savais pas qu’on pouvait en avoir autant. De toute sorte, et même des Lego mécaniques. Je passe des heures dans cette pièce sombre, allongé à construire des tours, des villes, des voitures, des tunnels... Et ce n’est pas fini. Mathieu me demande si je connais Jean-Michel Jarre. Je lui dis je crois bien, Flore en écoute. Il me montre son Walkman Sony, tout en aluminium. C’est sacrément classe. Il met la cassette Oxygène dedans et me pose sur les oreilles les écouteurs avec la mousse orange. Je plane. Dès que la cassette est finie, hop, je la remets face A, et c’est parti pour le voyage…
Dimanche, impossible d’échapper à la messe cette fois-ci. C’est Bernard qui me le dit : tu viens à la messe. L’église est en pierre grise, elle est pas très belle, c’est surtout qu’il fait un froid de canard. Et le banc en bois, c’est une torture ce machin. Je ne comprends rien, mais rien à ce qui se fait dans cette église. Un coup le curé parle, et puis tout le monde se met à chanter, et puis se lève, et se rassoit, et ainsi de suite. Et moi, j’ai toujours un temps de retard. Assis quand toute le monde est debout, et debout quand tout le monde est assis, et ça, c’est gênant parce qu’on me voit. Claude et Bernard soupirent un peu.
Heureusement, cette après-midi, on se balade en forêt. Là, rien à dire, c’est juste magnifique. J’avais déjà vu une forêt pareille, dans un film-documentaire sur la télé noir et blanc. En réalité, c’est bien mieux. Les arbres sont grands, sombres, ils bougent légèrement, le chemin est parsemé de feuilles mortes de toutes les couleurs, l’odeur est agréable, puissante. C’est très calme aussi. Je respire cet air humide et frais, et je regarde les petits nuages blancs qui se suivent super vite dans le ciel clair.
Cette promenade, ça m’a crevé ! Ce soir, on rentre à Paris. Dans la voiture, Mathieu me propose son Walkman. Il y a les Chants Magnétiques dedans. C’est beau aussi. Je m’endors.

Voilà, demain c’est la rentrée des classes, et moi, il faut que je retourne à la maison. Claude me dit au revoir, elle est contente d’avoir fait ma connaissance. Je descends avec Bernard les grands escaliers, ceux avec du marbre et le tapis rouge, et l’ascenseur en verre et en métal grillagé. C’est lui qui m’amène à la Gare de l’Est pour que je prenne mon train. Après avoir fait quelques pas, il me dit regarde, on voit le Panthéon d’ici. Oui, mais j’aime pas ce gros cube grisâtre surmonté d’une coupole, ou d’un dôme, je sais pas trop.

Et à ce moment-là, je comprends tout. Je comprends pourquoi Papa est si jaloux à en être malade et fou. La rue où vivent Claude et Bernard s’appelle rue « Claude Bernard » ! C’est écrit comme ça, sur le panneau bleu en métal avec le liseré blanc autour. Ils doivent être sacrément importants pour qu’une rue de Paris porte leurs prénoms à tous les deux !